Ta silhouette se découpe sur l'horizon pourpre et domine tout ce qui t'entoure: mises à part les hautes herbes que personne n'a jamais tondues, tu es tout ce qui ose s'élever du sol dans cette partie reculée du monde. En apparence, il n'y a que ton âme qui vive. Oui, en apparence seulement, car si tes yeux ne perçoivent aucune présence, ton coeur sait qu'il n'est pas le seul à battre ici.
Une brise familière secoue tes cheveux et tu abaisses tes paupières. Ce parfum délicat, cet exact niveau d'humidité, cette douceur dans la force du vent, cet air venu d'un autre temps souffle sur toi un bonheur que tu n'as jamais su décrire. Toute la puissance de ton esprit créatif provient de ce souvenir si vif, même le sang qui circule en toi y prend sa source, et tu sens que jamais les mots ne t'apparaîtront qui permettraient d'expliquer ce phénomène. Parfois, tu aimerais partager cette formidable émotion. Parfois, ça te frustre d'être incapable d'exposer clairement ce qui t'inspire tant. Mais la plupart du temps, tu accueilles la brise en souriant de tout ton corps et tu remercies une entité quelconque de t'avoir donné ce cadeau unique.
Lorsque tu rouvres les yeux, le champ au milieu duquel tu te trouves s'est entièrement métamorphosé. Des gratte-ciel tout de verre dans lesquels se reflète à répétition un soleil bleuâtre côtoient un immense château gris, croisement entre tous les châteaux que tu as vus de ta courte existence et qui t'ont fait rêver. Dans les rues tracées sans plan logique, une multitude de gens déambulent, chacun traînant son drame personnel, chacun farfouillant le jour sombre à la recherche de celui ou celle qui saura le comprendre. Ton coeur est chaviré: le décor est magnifique, mais cette souffrance, toute cette souffrance... Même si tu sais que la peine de ces villageois imaginaires n'est que la projection de ce qui vit en toi, tu te sens coupable et ô combien cruel. Tu emmerdes ton imagination pessimiste et tu refermes les yeux, t'étant toi-même blessée profondément.
Quelques secondes plus tard, une minuscule main se pose sur ton épaule et tu entends une voix, ta propre voix, te murmurer tout ce que tu sais déjà, mais oublies, aveuglée par ta négativité. «Ils ont mal, ils pleurent et ils mourront trop tôt, mais ce n'est pas une maladie de l'âme qui les rend ainsi. Regarde tout l'amour qu'ils cherchent à donner, regarde toute la passion qu'ils s'offrent entre eux. Même s'ils savent que celui ou celle qu'ils cherchent est loin, très loin, regardent comme ils s'efforcent à rendre heureux, à épargner les autres de cette créature qui les ronge, à distribuer des sourires et des rires qu'ils n'ont pas, à rendre meilleure la vie de ceux à qui ils tiennent. C'est toi qui a créé tout ça, la souffrance tout comme l'intense bonté dont ces gens font preuve. Tu crois que ce que ton imagination a à montrer n'est que tristesse et destruction, et c'est vrai, mais seulement en apparence. Oui, en apparence seulement, car si tes yeux ne perçoivent aucune lueur d'espoir dans ce paysage, ton coeur et celui de ceux qui liront un jour tes textes savent et sauront que les coeurs de tes personnages palpitent énergiquement, animés par le désir de changer les choses.»
Lorsque tu ouvres à nouveau les yeux, tu n'es plus au milieu d'un champ, ni devant des merveilles architecturales. Ton crayon t'a glissé des mains et ton cahier repose encore sur tes cuisses, ouvert à la page que, quelques minutes plus tôt, tu voulais arracher. Et tu continues d'écrire, ton épiderme encore imbibé de la brise inspiratrice.